La Suisse est incontestablement le pays de l’horlogerie. Et pourtant, l’histoire de l’horlogerie suisse n’est pas un long fleuve tranquille. Loin de là. Les difficultés et les crises se sont succédées et ont souvent mis à mal les maisons horlogères helvétiques. Penchons-nous sur presque 350 ans d’histoire.

Bressel, le père fondateur

L’horlogerie suisse naît véritablement dans la 2ème moitié du XVIIème siècle, sous l’impulsion d’un homme : Daniel Jean-Richard, dit « Bressel », un horloger jurassien, né à La Sagne en 1665. Il dévoile la première montre suisse en 1681, fortement inspirée d’un modèle anglais inventé 2 ans plus tôt. Véritable figure tutélaire de l’horlogerie jurassienne, Bressel est devenu, à la postérité, le symbole de l’horlogerie suisse traditionnelle. Mais il apparaît également comme le garant du principe de l’établissage.

La tradition de l’établissage

L’établissage est un moyen de production basé sur une sous-traitance très avancée. Il consiste à produire un produit – ici une montre – en divisant le travail en petites entités indépendantes et très spécialisées, pour n’assembler le tout qu’au dernier moment, dans un atelier appelé « comptoir ». Cela permet une spécialisation très poussée de la tâche, et donc l’acquisition rapide d’un savoir-faire inégalable par des artisans plus généralistes. Le produit final bénéficie donc de l’expertise cumulée de toutes les personnes y ayant participé. Mais, au milieu des montagnes jurassiennes, cette répartition du travail présente un autre avantage. En effet, les artisans horlogers n’étaient à l’origine que de simples fermiers, dont l’activité cessait dès l’arrivée de l’hiver. Ainsi, l’établissage leur permettait de travailler à domicile, en employant toute leur famille, mais aussi d’assurer des revenus pendant la période hivernale.

Le XVIIIème siècle et l’essor de l’horlogerie suisse

 

Au début du XVIIIème siècle, les huguenots, c’est à dire les protestants du Royaume de France, migrent massivement vers la Suisse. Ils fuient les persécutions perpétrées par les catholiques, suite à l’Édit de Fontainebleau de 1685. Mais ils ne viennent pas les mains vides. Ils apportent avec eux tout leur savoir-faire, et notamment les récentes innovations anglaises et hollandaises en matière d’horlogerie. Le mécanisme à balancier, inventé par le génie hollandais Christian Huygens en 1657, l’échappement à ancre mis au point par l’anglais Robert Hooke, ou encore le mécanisme à ressort spiral, dont la paternité est disputée par les deux hommes. À la même époque, apparaît également une grande rivalité entre Genève et le Jura. À grands coups de mesures protectionnistes, les horlogers genevois tentent de limiter la concurrence de leurs voisins jurassiens, qui trouvent de l’aide auprès de Frédéric-Guillaume 1er de Prusse. Et finalement, après une trentaine d’années de querelles de clochers, le Jura et Genève disposent l’un comme l’autre de nombreux établis horlogers réputés. Dès lors, l’activité horlogère suisse ne cesse de se développer, si bien qu’à la fin du XVIIIème siècle, Genève emploie plus de 20,000 personnes dans le secteur de l’horlogerie, et la production du Jura et de Genève atteint alors un total de plus de 130,000 pièces par an.

Le XIXème siècle et la modernisation

Jusqu’au milieu du XIXème siècle, la production reste entièrement artisanale. Mais en 1850, deux américains remettent tout cela en cause. Edward Howard et Aaron Lufkin Dennison fondent l’American Waltham Watch Company, dont le concept est révolutionnaire pour l’époque : produire de manière industrielle des mouvements avec une précision suffisante pour que toutes les pièces soient complètement interchangeables. En somme, l’opposé de l’établissage. Les Américains deviennent de véritables concurrents et gagnent rapidement de grosses parts sur le marché mondial. Ils font même une forte impression à l’exposition universelle de Philadelphie de 1876. À tel point que Jacques David, ingénieur suisse chez Longines, interpelle ses compatriotes avec le fameux : « Messieurs les horlogers suisses, réveillez-vous !« . Il n’en fallait pas plus pour déclencher une véritable vague de modernisation de l’horlogerie helvétique. Avec l’essor rapide de l’électricité à travers le territoire, les ateliers suisses s’équipent en machines-outils qui assurent un niveau de précision jamais atteint auparavant. De nouvelles méthodes de production, plus modernes et standardisées, voient le jour, et remplacent peu à peu l’établissage, pourtant solidement ancré dans la culture jurassienne. Ainsi, la Suisse parvient à maintenir son rang dans l’industrie horlogère mondiale, tout en conservant son savoir-faire et l’excellence de ses produits.

1929 : la Grande Dépression et les premiers grands groupes horlogers

L’industrie horlogère mondiale connaît un véritable coup d’arrêt avec la Grande Dépression, qui débute aux États-Unis en 1929. Les petites maisons horlogères suisses ne sont pas de taille à survivre à ce bouleversement. L’heure est donc au rassemblement. C’est donc à cette époque que naissent deux grands groupes horlogers suisses. Tout d’abord, en 1930, la SSIH : Société Suisse pour l’Industrie Horlogère. Il s’agit d’abord d’un partenariat entre deux grandes maisons : Omega et Tissot, qui acquièrent 2 ans plus tard Lemania, un fabricant de mouvements réputé pour ses calibres chronographes. Puis en 1931, l’ASUAG, Allgemeine Schweizerische Uhrenindustrie AG, voit le jour. Une société holding qui réunit les fabricants d’ébauches (Ébauches SA, ancêtre de ETA), de spiraux et de balanciers, mais aussi une quinzaine de marques, dont Longines, Mido ou encore Hamilton.

Années 70-80 : la crise du quartz et la création du Swatch Group

 

Une quarantaine d’années plus tard, l’industrie horlogère suisse doit faire face à une nouvelle épreuve, venue du Japon : la déferlante des montres à quartz. Plus précises, plus pratiques, moins chères… le succès est immédiat. Et la Suisse, qui représente encore plus de 50% des ventes mondiales en 1975, se voit réduite à 15% en seulement 8 ans. Les maisons horlogères helvétiques sont très durement touchées. Nombreuses sont celles qui doivent mettre la clé sous la porte, incapable de s’adapter à une telle révolution. Mais là encore, le salut viendra de l’union. Alors qu’elle est à bout de souffle, réduite à un simple rôle de spectateur, l’industrie horlogère suisse va jouer le tout pour le tout. Les deux grands groupes, la SSIH et l’ASUAG fusionnent en 1983, sous l’impulsion de Nicolas Hayek, pour former la SMH : Société de Microélectronique et d’Horlogerie, qui deviendra ensuite le fameux Swatch Group. Et le premier modèle issu de ce nouveau conglomérat n’est autre que la fameuse Swatch, pour « second watch ». Une montre toute simple, en plastique, et animée d’un mouvement à quartz, aux antipodes des standards suisses. Et pourtant, de manière assez ironique, c’est bien cette montre d’entrée de gamme qui va permettre à l’horlogerie suisse de survivre à ce que l’on appellera plus tard la crise du quartz.

Années 2000 : le renouveau

Enfin, à partir des années 2000, les montres mécaniques connaissent un véritable regain d’intérêt. Les maisons horlogères traditionnelles reviennent sur le devant de la scène, et les mouvements automatiques ou manuels sont de nouveau à la mode. Le quartz est peu à peu délaissé, jugé moins noble, et est généralement réservé aux montres d’entrée de gamme. Des marques moribondes refont surface, pour le plus grand plaisir d’une communauté d’amateurs d’horlogerie traditionnelle de plus en plus importante.

Toujours de nouveaux défis

Aujourd’hui, l’horlogerie suisse ne s’est jamais aussi bien portée. À tel point que certaines marques sont victimes de leur succès, et n’arrivent plus à fournir assez de modèles pour satisfaire tous leurs clients. Alors bien entendu, l’horlogerie suisse a encore de nombreux défis à relever. Montres connectées, impact environnemental de l’industrie, influence des réseaux sociaux… Mais elle est toujours sortie grandie des nombreuses épreuves qu’elle a dû traverser en plus de trois siècles d’histoire. Alors gageons qu’elle saura encore et toujours s’adapter et se réinventer, pour aborder le XXIème siècle, le regard tourné vers l’avenir.