Quand on pense aux innovations horlogères majeures, on cite le plus souvent celles qui ont révolutionné les mouvements : le passage à l’automatique, ou les montres à quartz par exemple. Mais en ce qui concerne les boîtiers, une innovation se démarque de toutes : l’étanchéité. Et l’on peut se poser la question de la paternité de cette petite révolution. Rolex semble tenir la corde, mais comme souvent, entre arguments marketing flatteurs et archives d’époque lacunaires, la réponse n’est peut-être pas si évidente. Alors essayons d’y voir plus clair, et de répondre à la fameuse question : est-ce que Rolex a vraiment inventé la montre étanche ?

La notion d’étanchéité a évolué

Tout d’abord, revenons sur la notion « d’étanchéité ». Aujourd’hui, elle est inévitablement associée à la résistance à l’eau. C’est donc une caractéristique issue en premier lieu des montres de plongée. Mais au début du XXème siècle, la plongée n’en est qu’à ses balbutiements, et les montres de plongée sont tout bonnement inexistantes. Alors quand on parle d’étanchéité à cette époque-là, le but n’est pas d’explorer les fonds marins, mais plutôt de protéger le mouvement contre les éléments extérieur : la poussière et l’humidité, qui peuvent entrer par la tige de la couronne. Puis, au sortir de la Première Guerre mondiale, la plongée connaît son premier essor, et les manufactures horlogères produisent les premiers modèles étanches destinés à résister aux immersions. Omega revendique même le titre de première montre de plongée grand public, avec la « Marine », sortie en 1932, et qui est étanche à 135 mètres. Enfin, en 1953, les montres étanches se transforment en véritables montres de plongée, avec les sorties quasi-simultanées des trois premières montres de plongée professionnelles : la Rolex Submariner, la Blancpain Fifty-Fathoms et la Zodiac Sea-Wolf.

La première montre étanche date de 1883 : l’Alcide Droz Imperméable

La montre de poche hermétique « Imperméable » d’Alcide Droz

Il faut remonter à 1883 pour trouver la première trace de montre étanche. A cette époque, Rolex n’existe même pas encore ! Et cette prouesse est à mettre au crédit d’Alcide Droz et fils, une entreprise horlogère suisse basée à Saint-Imier depuis 1864, et qui sera à l’origine de West End Watches, une marque qui est toujours en activité de nos jours. Cette manufacture dépose en 1883 un brevet pour une montre de poche « imperméable ». La solution technique est simple : Droz a placé un joint d’étanchéité dans la couronne de remontoir, qui est vissée sur le pendant. On ne parle pas encore d’étanchéité, ni encore moins de profondeur associée, mais le concept est bien là. D’ailleurs, cette montre est aujourd’hui exposée au Musée International de l’Horlogerie, à la Chaux de Fonds.

1919 : la Waltham Depollier « Field & Marine » waterproof, première montre-poignet étanche… et américaine !

Une publicité pour la montre-bracelet « Field and Marine » de Waltham Depollier

Stan Czubernat est un horloger texan d’une quarantaine d’année, passionné par les montres utilisées dans les tranchées de la Première Guerre Mondiale. Une passion de niche, il faut l’admettre, tant, à cette époque, les montres-poignet – et a fortiori militaires- étaient rares. Mais au cours de ses recherches, Czubernat retrouve la trace de montres américaines siglées « waterproof » et datant de la fin de première guerre mondiale. Il découvre alors qu’il s’agit en fait de modèles commandés par l’armée américaine en 1918, équipés de « boitiers étanches ». Les boitiers en question sont réalisés par l’entreprise Dubois Watch Case, basée à New-York, et la montre sera commercialisée en 1919 par la marque Waltham. Baptisée « Field & Marine« , elle porte la mention « Depoillier Waterproof Watch, trademark » sur le fond de boite. Si bien que la première montre-poignet étanche est une field-watch américaine de 1919 ! Côté technique, la Waltham dispose d’un système de verrou d’étanchéité, même si l’on a découvert par la suite qu’une couronne vissée avait aussi été imaginée. Enfin, pour la petite histoire, on peut remarquer que cette montre est dite « waterproof » et non « water-resistant » : cette dernière appellation sera imposée bien plus tard, à la moitié du XXème siècle, par la Federal Trade Commission américaine.

1923 : John Harwood dépose un brevet pour une montre « étanche »

John Harwood et son brevet déposé en 1923

John Harwood est un horloger anglais basé sur l’île de Man. En 1923, il dépose un brevet pour une montrée véritablement étanche. La conception est assez radicale pour l’époque : construction mono-bloc, pour s’affranchir des fonds à visser, et absence de couronne, l’autre point majeur d’entrée d’eau. Le mouvement est automatique, à base de bumpers, et le réglage de l’heure puis le remontage manuel se font grâce à la lunette. Une prouesse qui malheureusement ne rencontrera pas le succès escompté, et qui tombera quelque peu dans l’oubli.

Et Rolex dans tout ça ?

Hans Wilsdorf, le fondateur de Rolex

Hans Wilsdorf, le génial créateur de Rolex, est très vite conscient que l’étanchéité d’une montre représente un atout majeur. Dans une lettre, en 1914, il partage sa volonté avec la maison Aegler – qui deviendra par la suite la Manufacture des Montres Rolex S.A. –, à Bienne : « Il faut trouver le moyen de créer un bracelet-boîte imperméable ». Cette volonté de créer des montres étanches est à mettre en parallèle avec l‘avènement de la montre-poignet, auquel Rolex a largement participé. En effet, après la Première Guerre mondiale, la montre n’est plus cantonnée à la poche du veston, mais trouve sa place sur le poignet des hommes. Ce qui lui permet d’accompagner les plus téméraires d’entre eux dans toutes leur aventures… même sous-marines.

1926 : la Rolex Oyster et son boîtier « Oyster » étanche

La première montre Rolex dotée du boîtier hermétique « Oyster »

Pour voir la première montre-poignet suisse étanche, il faut donc attendre 1926. Rolex dévoile alors son modèle « Oyster » (« huître » en français), du nom de son boîtier étanche. L’étanchéité est notamment garantie par la couronne vissée, qui deviendra le standard par la suite pour toute montre étanche digne de ce nom. Et pour mettre en avant cette « innovation » (même si ce n’en est pas vraiment une), Hans Wilsdorf réalise un coup de comm’ de génie : il attache sa montre au poignet de la nageuse allemande Mercedes Gleitze pour sa traversée de la Manche le 7 Octobre 1927. Et même si les plus pointilleux diront qu’elle n’a pas tout à fait fini sa course, cette première traversée de la Manche par une femme et sans assistance offre à l’Oyster de Rolex une publicité inégalable. L’étanchéité de la montre n’est plus à prouver, et son succès commercial suit de près.

Rolex n’a donc pas inventé la montre étanche

La publicité de Rolex dans le Daily Mail annonçant l’exploit de Mercedes Gleitze

Pour revenir à notre question de départ, il faut être clair : Rolex n’a pas inventé la montre étanche. Ni même la montre-poignet étanche. Mais la marque a la couronne a su, comme à son habitude, reprendre un concept déjà existant pour le perfectionner techniquement, et le rendre populaire grâce à une stratégie commerciale sans égal. Car comme le disait Jean-Claude Biver : « On n’invente rien si on n’est pas capable de le communiquer« . Et ça, Rolex l’avait bien compris avant tout le monde. Alors sans enlever un certain mérite à Rolex, il faut aussi rendre la paternité de la montre étanche à Alcide Droz pour la montre de poche, et à Waltham pour la montre-poignet. Et tant pis si certaines annonces commerciales disent le contraire.